La cathédrale et nous

VI

Je rencontrai Vitalis parlant et gesticulant tout seul (selon son habitude) au long du parvis de la Cathédrale...

« Te rappelles-tu, lui demandai-je, ta prédiction d'un nouveau Moyen-Age ? »

« Mais, mon cher, je ne pense qu'à cela », et ses mains semblèrent dessiner dans l'espace un Moyen-Age qu'il voyait « qu'à cela, reprit-il, que veux-tu, nous assistons à une Renaissance de la féodalité.

« Comment ? Interrompis-je.

« Mais oui, le syndicalisme prépare une nouvelle féodalité. Quel est le caractère du XIXème siècle ? La stricte délimitation des pouvoirs les uns vis-à-vis des autres : il ne reste plus rien des savants enchevêtrements qui firent le Moyen-Age. Au contraire, l'État et l'individu se trouvent face à face avec chacun des droits et des devoirs strictement définis. Les pouvoirs ne s'engendrent pas, ils ne s’emboîtent pas comme les baronnies dans le Comté ; ils sont juxtaposés. Ne crois pas qu'au XIXème siècle l'individu soit partie composante de l'État ; l'individu et l'État sont côte à côte, chacun a son domaine, et non seulement ils ne se comprennent pas, mais ils s'opposent.

Il ne faudrait pas d'ailleurs accuser uniquement le XIXème siècle : il n'a fait que reprendre les principes du XVIIème en les poussant à leur paroxysme ; la Révolution fut dans la logique de la monarchie française, elle a couronné l’œuvre de Louis XIV ; ce n'est pas contre le principe monarchique qu'elle s'est faite mais contre le principe féodal, dont les rois, après une lutte de dix siècles n'étaient pas parvenus à tuer les dernières survivances, c'est si vrai qu'à la première alarme, la Révolution a repris tous les principes de cette monarchie qu'elle semblait vouloir abattre, et Robespierre fut simplement un peu plus absolu que Louis XIV.

Mais quel acharnement contre les dernières survivances féodales... on supprime maîtrises et Jurandes, on abolit les anciens « États », on nivelle les classes, on coupe toutes les entraves qui maintenaient encore les deux absolutisme rivaux. Désormais s'affrontent l'absolutisme de l'État et l'absolutisme de l'individu. La féodalité déjà sapée par vingt rois s'écroule... La Révolution fut l'aboutissement logique de leur politique.

Sur tout cela je suis absolument d'accord avec toi, interrompis-je, Louis XIV fut le premier des jacobins ; mais il semble que nous vivons toujours avec ces principes ?

Officiellement oui, me répondit Vitalis, nous vivons toujours sur ces principes... Pourtant, malgré tous les efforts des professeurs à l'École de Droit pour les ressusciter ils ont fait faillite... la guerre et la crise furent l'aboutissement logique de dix siècles de politique antiféodale, et voici que se reconstitue une nouvelle féodalité.

Oh ! Bien différente de la première ; il ne s'agit plus de châteaux-forts. Hélas ! pour le moment il ne s'agit pas non plus de Cathédrales. On n'efface pas tout un cycle historique ; il en est de l'humanité comme des individus, après certaines crises on ne redevient jamais exactement ce qu'on fut.

Ce qui tend à revivre c'est le principe même du Moyen-Age : cette idée de pouvoirs dans le pouvoir, de pouvoirs qui s'engendrent suivant une savante généalogie, et dont chacun détient une parcelle de la souveraineté, ou plutôt, de ses prérogatives. Cette idée nous la retrouvons dans le mouvement syndicaliste.

Comme l'Économie des douze ou treize premiers siècles de notre ère en était purement rurale, l'ancienne féodalité s'organisa sur un plan agraire : la nouvelle se prépare sur le plan de notre Économie industrielle ; le lien le plus fort entre les hommes, à l'heure actuelle, ce n'est plus la terre, c'est la profession – et tout naturellement c'est à propos de la profession, sous le prétexte de la profession que s'organisent ces nouveaux pouvoirs... souvent on parle de décentralisation : quelle erreur ! Sur le plan territorial les États modernes ne font et ne feront que se centraliser ; la province, le cadre où l'homme est né, joue un rôle de moins en moins fort dans la vie – une décentralisation – pour employer ce terme – ne peut se faire que sur le plan professionnel : c'est le syndicalisme.

Le syndicalisme est le mouvement le plus fort de notre époque, il serait vain de vouloir lui résister. C'est un mouvement naturel, une réaction spontanée contre l'organisation inhumaine des États modernes. Le syndicat devient l'intermédiaire nécessaire entre l'État et l'individu, c'est un nouveau pouvoir à l'intérieur du précédent – un nouvel engendrement, en un mot une nouvelle féodalité.

C'est dans ce sens de l'introduction d'intermédiaires entre l'État et l'individu que depuis vingt ans se sont faites toutes les révolutions. C'est un signe. Si une révolution ne satisfait que rarement aux besoins de l'humanité, presque toujours elle les montre. Vois la révolution fasciste : ce régime a mis le syndicat à la base même de la réorganisation nationale. On a pu dire que la conception fasciste de l'État était à base corporative : l'ensemble de la nation y est considéré comme un vaste syndicat constitué par la réunion de tous les syndicats professionnels. Le couronnement de l'Édifice est le Grand Conseil fasciste qui a décidé que dans l'avenir on transformerait les institutions parlementaires dans un sens syndical.

Il se peut que dans l'ordre politique un abus d'autorité dénature le régime. Il n'en reste pas moins que lorsqu'un grand État a voulu rejeter la combinaison de libéralisme et d'étatisme qui le conduisait droit à la ruine, c'est dans le mouvement corporatif qu'il a trouvé les éléments d'une nouvelle organisation.

Moi

Ta remarque serait aussi juste pour la révolution soviétique. Le Soviet n'est-il pas autre chose – dans son principe – qu'un pouvoir intermédiaire entre l'individu et l'État ?

Vitalis

Tu as raison... et ceci prouve la force de ce mouvement. D'aucuns voudraient résister, s'accrocher à des principes révolus... Quand on est pris dans de tels courants, le mieux est de s'abandonner... Comment s'opposer à des événements qui nous dépassent à ce point... nous assistons à leur cours, comme Fabrice Del Dongo à la bataille de Waterloo, à peine voyons nous quelques engagements ; longtemps après nous apprenons qu'il s'est livré une grande bataille... la seule politique est de prendre conscience de ces bouleversements ou plutôt de leurs résultats, et de tâcher de trouver l'institution qui les exprime. »

Insensiblement nous avions gagné une terrasse pleine d'ombre dont le sol toujours humide est souple et silencieux ; le paysage somnolait dans un poudroiement de lumière, et c'est alors que les cloches s'ébrouèrent pour l'Angelus méridien.